le chat noir (1881-1897)
Aux origines d’un mythe montmartrois
Novembre 1881. Sur le boulevard Rochechouart, un ancien marchand de vin nommé Rodolphe Salis ouvre un cabaret minuscule qu’il baptise d’un nom promis à la légende : Le Chat Noir.
Peint en noir, éclairé à la bougie, saturé de fumée, le lieu attire dès les premières semaines une faune bigarrée : poètes, chansonniers, journalistes, étudiants, peintres et excentriques de toute sorte.
Là, dans ce décor aussi pauvre qu’exubérant, se prolonge l’esprit des Hydropathes, le cercle fondé par Émile Goudeau quelques années plus tôt sur la rive gauche.
Salis, qui avait rencontré Goudeau peu avant l’ouverture, le convainc d’y transférer ses soirées.
Ainsi, les Hydropathes traversent la Seine et s’installent à Montmartre, donnant à la verve du Quartier latin une nouvelle scène.
Sous les lampes du boulevard Rochechouart, leur humour, leur goût du verbe et du calembour se transforment : la satire devient chanson, le rire devient spectacle.
Chaque soir, le maître des lieux endosse sa veste de velours, monte sur scène et interpelle le public :
« Mesdames, Messieurs, soyez les bienvenus à l’auberge du non-sens ! »
L’expression restera.
Salis s’improvise maître de cérémonie, distribuant les bons mots et les piques comme d’autres versent du vin.
Un habitué arrive en retard ? Il est accueilli d’un sonore :
« Te voilà donc sorti de prison ? »
Un autre, en compagnie d’une femme :
« Et ta poule d’hier, qu’est-ce que t’en as fait ? »
Ces réparties, consignées par Goudeau et par George Auriol, participent à la renommée du lieu.
Pourquoi “Le Chat Noir” ?
Le nom du cabaret viendrait, selon la tradition rapportée par Émile Goudeau, d’un chat noir trouvé par Salis lors de son installation boulevard Rochechouart. L’animal, errant, aurait été recueilli et serait devenu la mascotte du lieu.
S’il est difficile d’en vérifier la stricte authenticité, le récit de Goudeau, témoin direct, demeure la version la plus crédible.
Salis choisit d’en faire l’enseigne de sa maison, voyant dans cet animal nocturne et indépendant le symbole parfait de la bohème qu’il voulait accueillir.
Le chat, familier des artistes et compagnon des marges, s’imposa naturellement comme emblème.
Une confrérie d’esprits libres
Le Chat Noir devient rapidement le repaire d’une bohème montmartroise en pleine effervescence.
Autour de Salis et Goudeau se retrouvent les peintres Willette, Henri Pille, Nestor Outer ; les chansonniers Aristide Bruant, Jules Jouy, Léon Durocher, Pierre Trimouillat, Dominique Bonnaud, Jean Goudezki — et son ami Alphonse Allais, jeune humoriste honfleurais, fils de pharmacien et ancien élève potard, déjà remarqué pour ses chroniques absurdes.
S’y joignent aussi les poètes Georges Lorin, Charles Cros, Albert Samain, Maurice Rollinat, Maurice Mac-Nab, Jean Richepin et Jean Floux.
Tous partagent un même goût pour la satire, la provocation et la liberté d’esprit.
Le cousin d’Émile Goudeau, Léon Bloy, y fait aussi ses armes : il publie dans La Revue du Chat Noir plusieurs articles de critique littéraire qu’il rassemblera plus tard dans Propos d’un entrepreneur de démolitions (1884).
Un soir, raconte Goudeau, le prince de Galles, futur Édouard VII, franchit la porte du cabaret.
Salis, sans se démonter, le désigne du doigt et s’exclame :
« Regardez-moi celui-là : on dirait le prince de Galles… tout pissé ! »
L’histoire fit le tour de Paris. Elle contribua, selon Goudeau, à asseoir la réputation du cabaret auprès du Tout-Paris — plus efficace que n’importe quelle publicité.
Le nouveau Chat Noir : faste, symboles et lumière
Le succès croissant pousse Salis à quitter le boulevard Rochechouart pour un immeuble de trois étages au 12, rue de Laval (aujourd’hui rue Victor-Massé).
Sous sa direction, le cabaret devient un théâtre de la fantaisie montmartroise :
Henri Rivière, Caran d’Ache, George Auriol, Steinlen, Willette et Somm conçoivent des décors et des vitraux.
La façade affiche deux lanternes néo-médiévales d’Eugène Grasset, un blason monumental d’Alexandre Charpentier et l’enseigne emblématique de Willette, un chat noir assis sur un croissant de lune argenté.
À l’intérieur, les vitraux de Willette, inspirés du Veau d’or, baignent la grande salle d’une lumière ironique et mystique.
Sur les murs, les œuvres de Salis, Auriol, Rivière, Steinlen et Caran d’Ache composent une galerie vivante.
La chanteuse Betty, muse du lieu, est immortalisée en 1889 par Henri-Lucien Doucet.
C’est là, en 1886, qu’Henri Rivière fonde le théâtre d’ombres, avec Caran d’Ache, Henri Somm et le compositeur Georges Fragerolle.
Les spectacles — La Tentation de Saint Antoine, L’Épopée, La Marche à l’étoile — font salle comble.
En 1887, un jeune pianiste, Erik Satie, est introduit par Narcisse Lebeau ; il devient, en 1888, le second pianiste du théâtre d’ombres.
Ses musiques étranges et dépouillées accompagnent les silhouettes de Rivière et séduisent le public.
Satie se lie alors d’amitié avec Alphonse Allais, son compatriote Honfleurais, avec qui il partage un humour voisin.
Naissance du journal
Le premier numéro du journal Le Chat Noir paraît le 14 janvier 1882, sous la direction d’Émile Goudeau, avec pour sous-titre : Organe des intérêts de Montmartre.
Imprimé à quelques centaines d’exemplaires, il devient rapidement le prolongement du cabaret.
On y lit les textes de Salis, Henri Rivière, George Auriol, Doës, Mac-Nab, et bientôt ceux d’Alphonse Allais.
Les rédacteurs en chef se succèdent :
Émile Goudeau (1882–1884) — George Auriol (1885–1886) — Alphonse Allais (1887–1891) — Léon Gandillot (à partir de 1891).
Déclin et héritage
À la mort de Rodolphe Salis, en décembre 1897, l’aventure s’achève.
Le cabaret est repris par Henri Fursy, sous le nom de La Boîte à Fursy.
Mais l’esprit demeure : un humour libre, fraternel et profondément moderne.
L’affiche Tournée du Chat Noir de Steinlen (1896) devient l’icône de cette bohème.
Parmi les héritiers, Aristide Bruant prolonge la verve montmartroise dans son propre cabaret, Le Mirliton, où il perpétue la chanson satirique et le bon mot.
De Salis à Allais, du Chat Noir à la Revue Blanche, l’héritage du non-sens irrigue la modernité :
Jarry, Queneau, Ionesco ou Desproges en porteront plus tard les reflets.
Tout part de là — d’un cabaret noir où l’on riait de tout, même du sérieux.
Frise chronologique
Novembre 1881 — Ouverture du cabaret Le Chat Noir par Rodolphe Salis, boulevard Rochechouart.
14 janvier 1882 — Parution du premier numéro du journal Le Chat Noir.
1885 — Transfert au 12, rue de Laval (aujourd’hui rue Victor-Massé).
1886 — Création du théâtre d’ombres.
1887–1888 — Arrivée d’Erik Satie au piano du théâtre d’ombres.
1887 — Alphonse Allais devient rédacteur en chef.
1888–1891 — Apogée du cabaret et du journal.
1897 — Mort de Rodolphe Salis.
1898 — Reprise par Henri Fursy : La Boîte à Fursy.
Le chat noir, l'adresse de la belle époque, avec Bastien Loukia et Marine Degli