les hydropathes (1878-1880)

Aux sources de la bohème littéraire…

À la fin des années 1870, Paris panse encore les plaies de la guerre de 1870 et de la Commune. Dans ce climat morose, une génération de jeunes poètes, étudiants et journalistes cherche à réinventer la vie artistique du Quartier latin. C’est dans cette atmosphère d’après-coup, mêlant désillusion et verve, qu’apparaissent, en octobre 1878, les Hydropathes — un cercle fondé par Émile Goudeau, poète à la moustache célèbre et à l’imagination intarissable. Le nom, « ceux que l’eau rend malades », résume à lui seul l’esprit du groupe : un goût assumé pour la dérision, une méfiance joyeuse envers le sérieux, et une revendication de liberté jusque dans le verre. Goudeau aurait trouvé l’inspiration dans une valse de Joseph Gungl, Die Hydropathen, ou peut-être dans un jeu de mots sur son propre patronyme — Goudeau, goût d’eau, pour des hommes qui n’en buvaient guère. D’autres y ont vu un clin d’œil à l’hydre révolutionnaire, symbole d’un esprit qu’on ne saurait étouffer.


Un cabaret d’idées avant le Chat Noir

Les Hydropathes se réunissent chaque vendredi au Café de la Rive Gauche, rue Cujas, dans un tumulte de rires et de fumée. On y déclame des vers, on y improvise des satires, on y joue du piano — bref, on y cultive l’art du verbe et de la provocation. L’eau est bannie, le vin obligatoire.

Anecdote : dès la première séance (5 octobre 1878), la salle est envahie par une bande de lycéens (« les potaches ») qui se mettent à chanter à tue-tête la Marseillaise des Vidangeurs :
« Amis, pressons la pompe à merde, Le jour se lève à l’horizon ! »

Ce chaos inaugural donne le ton : rien n’est trop irrévérencieux pour les Hydropathes.

Rapidement, le club attire une foule bigarrée : Charles Cros, François Coppée, André Gill, Jean Moréas, Maurice Rollinat, Raoul Ponchon, Mac-Nab, Pierre Trimouillat, Laurent Tailhade, ou encore Alphonse Allais et son frère. La règle est simple : pour adhérer, il suffit d’avoir un talent — poétique, musical ou oratoire. Le reste se règle à coup de calembours.

Anecdote : le règlement officiel, rédigé sur-le-champ par Jules Jouy, tient en deux articles :

  • Article 1 : L’assemblée des Hydropathes se compose de la sonnette du président.

  • Article 2 : La susdite sonnette est chargée de faire observer le présent décret.


Sarah Bernhardt, l’invitée surprise

Si le club reste un bastion masculin, Sarah Bernhardt y sera admise à titre exceptionnel. Curieuse de ce cercle tapageur, elle souhaite lire un texte devant l’assemblée. Mauvaise idée : le public, plus habitué aux blagues qu’aux tirades tragiques, l’accueille par des rires. Offensée, la comédienne quitte la salle en jurant de ne plus jamais y revenir.

Anecdote : plus tard, elle écrira à Jean Émile-Bayard :
« Cher Monsieur, je n’ai jamais su ce que c’étaient que les Hydropathes. Je sais que je faisais partie de ce club, mais je ne l’ai jamais vu et je n’ai jamais connu le Quartier latin ; c’est même là un de mes regrets. »


Un laboratoire de modernité

Derrière la plaisanterie, il y a pourtant une véritable ambition littéraire.
En janvier 1879, Goudeau fonde la revue L’Hydropathe, devenue Les Hydropathes quelques mois plus tard. En tout, trente-deux numéros verront le jour, mêlant poèmes, satires et caricatures signées Cabriol (Georges Lorin).

Anecdote : chaque numéro s’ouvre par une caricature d’un membre : on y voit Gill, Allais ou même Sarah Bernhardt croqués avec un humour parfois féroce.

Anecdote : on y trouve aussi des chansons mémorables, comme celle de Charles Cros :
« Le vin est un liquide rouge,
Sauf le matin quand il est blanc…
On en boit dix, vingt coups, et vlan !
Quand on a trop bu, tout bouge,
Buvons donc le vin rigolo. »

Mais le succès a son revers : le bruit, les éclats de rire et les excentricités finissent par exaspérer les voisins. Le club change plusieurs fois de lieu, puis se dissout en 1880, après une mémorable soirée où Sapeck, Jules Jouy et Allais font exploser des pétards au beau milieu d’une séance.


Une filiation directe avec le Chat Noir

L’histoire pourrait s’arrêter là, mais elle ne fait que se déplacer.
Dès l’année suivante, beaucoup d’anciens Hydropathes rejoignent Rodolphe Salis au Chat Noir, cabaret montmartrois fondé en décembre 1881.
L’esprit d’indépendance, de satire et de convivialité qui régnait rue Cujas se transporte alors sur la Butte.

Anecdote : Lors de la grande soirée de clôture du club des Hydropathes, le 25 mai 1880, un immense tableau de Luigi Loir, Un coin de Bercy pendant l’inondation, fut présenté.
À cette occasion, Alphonse Allais lut un texte comique qui fit sensation.
La presse, amusée par le rapprochement entre le quartier de Bercy (haut lieu des entrepôts de vin), l’image d’une inondation et les plaisanteries d’Allais, salua l’événement comme « un déluge de poésie et de vin ».


L’après-vie des Hydropathes

En 1928, pour le cinquantenaire du cercle, Jules Lévy organise une réunion commémorative à la Sorbonne, réunissant cinquante-quatre anciens membres.
Le Figaro consacre sa une à l’événement ; Paul Léautaud, présent, en sort un mot sec :

« Toutes ces drôleries ont extraordinairement vieilli. »

Peut-être. Mais dans l’histoire des lettres françaises, les Hydropathes auront ouvert un chemin décisif : celui d’une littérature décomplexée, libre de rire du monde et d’elle-même.
De ce vin de l’esprit naîtra, quelques années plus tard, la légende montmartroise — et, avec elle, l’esprit d’Alphonse Allais.

Figures principales des Hydropathes :

Émile Goudeau – Fondateur, véritable animateur du groupe, poète et journaliste.

Alphonse Allais – Y fit ses débuts ; il deviendra l’un des grands héritiers de l’esprit hydropathe.

Charles Cros – Poète et inventeur, figure centrale de la bohème littéraire.

Maurice Rollinat – Poète au lyrisme sombre, très applaudi lors des séances.

Raoul Ponchon – Poète satirique, esprit jovial et populaire.

Germain Nouveau – Ami de Rimbaud et Verlaine, poète singulier.

Jean Richepin – Poète flamboyant, l’un des tout premiers ralliés.

Maurice Mac-Nab – Poète humoristique, auteur de la Sonnette des Hydropathes.

Jules Jouy – Chansonnier engagé, rédacteur du règlement absurde du cercle.

André Gill – Caricaturiste fameux, créateur d’images satiriques.

Georges Lorin (Cabriol) – Caricaturiste, illustrateur du journal L’Hydropathe.

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