La foudre et le rire : Léon Bloy et Alphonse Allais, l’amitié des contraires
Entre le mystique incandescent et le roi du calembour, une étrange amitié éclaire les nuits de Montmartre.
Deux hommes que tout oppose, sauf la probité du verbe : Léon Bloy et Alphonse Allais, la foudre et le rire.
BTP : Bloy et Travaux Pratiques
Alphonse Allais et Léon Bloy : deux camarades que tout oppose, sauf la droiture.
Au cœur du Chat Noir, deux figures contraires — la foudre et le rire.
Entre l’invective mystique de Léon Bloy et l’ironie acérée d’Alphonse Allais, une amitié discrète mais réelle éclaire la bohème fin-de-siècle.
Ici, pas de posture : seulement deux plumes entières, fidèles à la parole qu’elles servent.
Léon Bloy photographié par Dornac (1858 - 1941).
7 juillet 1906.
Peu connu aujourd’hui en dehors des cercles de lettrés — tout comme son confrère Alphonse Allais — Léon Bloy est souvent perçu comme un écrivain polémiste illuminé, tandis qu’Allais est réduit au statut de simple faiseur de rires.
C’est ce que l’on retient bien trop souvent de l’un comme de l’autre.
Et pourtant, ces deux figures de la fin du XIXᵉ siècle partagèrent, au cœur du Chat Noir, une amitié sincère — improbable, mais bien réelle.
L’un maniait la pirouette, l’autre l’invective biblique ; mais tous deux avaient en commun le goût du mot juste, la droiture d’esprit et une allergie totale à la médiocrité.
« Je suis entré dans la vie littéraire à trente-huit ans, après une jeunesse effrayante et à la suite d’une catastrophe indicible qui m’avait précipité d’une existence exclusivement contemplative… » — Lettre à Octave Mirbeau, 1897
Né à Périgueux en 1846, Léon Henri Marie Bloy grandit entre deux pôles :
un père rationaliste et franc-maçon, Jean-Baptiste Bloy, et une mère catholique fervente, Anne-Marie Carreau.
De cette fracture naît une tension intérieure qui irrigue toute son œuvre.
Arrivé à Paris à vingt ans, il connaît la misère, fréquente les cercles blanquistes, puis rencontre en 1867 Barbey d’Aurevilly, qui devient son mentor.
Sous son influence, il découvre la littérature comme arme et vocation.
Vers 1877, il rencontre Anne-Marie Roulé, une jeune femme tourmentée qui se convertit.
Leur union mystique, née d’un élan de foi et de miséricorde, bascule dans la tragédie : Anne-Marie perd la vue, puis la raison, avant d’être internée à Sainte-Anne en 1882. Cette tragédie bouleverse Bloy et marque sa véritable entrée en littérature.
Bloy au Chat Noir
C’est en 1882, un an après la création du cabaret du Chat Noir, que s’amorce la rencontre entre Léon Bloy et Rodolphe Salis.
Le poète des Fleurs du bitume fait alors la connaissance du cabaretier au moment précis où celui-ci ouvre son établissement du 84, boulevard Rochechouart.
Bloy, qui avait quelque peu fréquenté les réunions des Hydropathes — fondées et présidées par son cousin germain Émile Goudeau — retrouve dans ce nouveau lieu l’esprit frondeur et ironique des soirées du Quartier latin.
Les Hydropathes, qui “bataillaient, chicanaient et épilogaient” dans les cafés de la rive gauche, se sont transportés à Montmartre, emportant avec eux leur verve et leur désinvolture.
Autour de Salis se presse une troupe bigarrée d’artistes et de poètes :
Maurice Rollinat, Georges Lorin, les frères Cros, Edmond Haraucourt, Alphonse Allais, Marie Krysinska, et bien d’autres.
Salis, ce gentilhomme cabaretier comme l’écrira plus tard Bloy, ne manque pas de flair : il recrute à sa table les plumes les plus vives de la bohème et les musiciens les plus fantasques.
Rédacteur en chef du journal éponyme du cabaret, Émile Goudeau ne tarde pas à faire appel à la plume enragée de son cousin.
Bloy entre donc au Chat Noir sous l’étiquette d’« entrepreneur de démolitions », titre qu’il assume avec ironie jusque sur ses cartes de visite :
Son premier article, daté du 5 août 1882, est un hommage à une chanson de Georges Lorin, Les Gens.
Mais très vite, son ton s’enflamme : pamphlets mystiques, diatribes contre la bourgeoisie, invectives et colères théologiques.
Au milieu des fumistes, sa prose rugit.
Salis, fasciné par ce verbe incandescent, aurait-il, comme on le dira plus tard, invité la foudre dans la maison du rire ?
Dom
Léon Bloy.
Uzès. 16 août 1884.
Le gentilhomme-cabaretier.
Léandre. 1895.
Parmi les anecdotes de Bloy au Chat Noir, celle ci-dessous reste sans doute la plus marquante…
À l’origine, Bloy avait pourtant signé un bel article plein d’admiration pour le Sâr Péladan.
Mais le mage, avec ses airs hiératiques, ses tuniques brodées et ses poses d’initié, a toujours amusé prodigieusement la bande du cabaret.
Et quand l’un d’eux eut l’idée d’une plaisanterie imprimée dans le journal, tout Montmartre s’en donna à cœur joie.Petite anecdote, certes — mais grosse embrouille : la mystique venait de se frotter à la fumisterie.
Et le résultat, forcément, fit des étincelles.
La querelle du Sâr : éclats mystiques et sarcasmes montmartrois
Écrivain symboliste, critique d’art et fondateur de l’Ordre de la Rose-Croix catholique et esthétique du Temple et du Graal, celui qui s’était autoproclamé Sâr Mérodack, prince de Chaldée, cultivait une image théâtrale et hiératique.
Sa chevelure, ses poses prophétiques et ses tenues orientalisantes — tuniques, chaînes, capes et médaillons — faisaient sourire le Paris des fumistes.
À Montmartre, on se moquait gentiment de ce mage trop sérieux, trop décoré, trop persuadé de détenir la clef du mystère.
De haut à gauche :
Léon Bloy, Rodolphe Salis, Maurice Donnay, Alphonse Allais — au centre, Joséphin Péladan.
Le 11 octobre 1884, Léon Bloy lui consacre dans Le Chat Noir un article vibrant sur son roman Le Vice suprême :
« J’en demande humblement pardon aux imbéciles et aux goujats qui sont la majorité de mes lecteurs, mais aujourd’hui, je ne puis m’empêcher de pousser quelques cris d’admiration, à la place des engueulements ordinaires dont je les récompense, toutes les semaines, pour leur déshonorante sympathie (…). Le seul romancier dont je ne rougirais pas de décrotter les bottes intellectuelles. »
En 1891, le 21 mars, les lecteurs du Chat Noir découvrent, dans la rubrique fantaisiste des secrétaires de rédaction, la mention :
Joséphin Péladan (Sâr) — Derrière éprouvé.
Et, avec surprise, dans le numéro du 18 avril :
Joséphin Péladan — Derrière récalcitrant.
Mais d’ailleurs, qui en est l’auteur ?!...
Bref, le 27 avril, après avoir lu le nouveau titre que Le Chat Noir attribue au Sâr, le journal La France se rend chez Rodolphe Salis pour l’interviewer.
Salis s’en défend à sa manière, mêlant verve et désinvolture :
« Le mot dont il s’est offensé n’était qu’une façon gauloise chatnoiresque d’exprimer cette admiration que je ressens pour lui… » (…)
« Nous le blaguions bien un peu comme nous blaguons tous entre camarades ; et ce fut même à propos d’une de ces blagues qu’il se brouilla avec nous en 1884. Péladan, cette année-là, avait obtenu un prix aux Jeux floraux de Toulouse. [Auguste] Marin remplaça la fleur qui devait être envoyée à Péladan par une de ces petites cyprées en argent qu’on fabriquait alors à Marseille. Péladan prit mal la plaisanterie et cessa de nous fréquenter. »
Et d’ajouter, non sans ironie :
« M. Péladan a déjà eu l’honneur de figurer une fois dans Le Chat Noir comme secrétaire de rédaction, avec ce qualificatif : “Comme la lune”. Quand ce n’est pas la lune, c’est le derrière et, en somme, cela revient toujours au même. »
Furieux, Péladan écrit au directeur de La France une lettre publiée le 30 avril.
Cette fois, Léon Bloy se trouve directement mêlé au scandale :
« En 1882, Léon Bloy m’emmena une après-midi au Chat Noir. (...)
La seconde ou la troisième fois que je vis le cabaretier, ce fut chez le Connétable qu’il venait inviter à un dîner-spectacle. Bloy, ce même chrétien qui a barré de pugilat la chambre mortuaire de d’Aurevilly et empêché la prière agenouillée des plus vieux amis du mort, Bloy avait inventé en paiement de ses propres repas cette confession de l’auteur des Diaboliques. (...)
La quatrième fois que je revis le cabaretier, je passais dans la rue où la police le laissa maître, il fit un signe et sitôt une hure formidable me salua ; ceci avait lieu l’été dernier. (...)
Mon procès n’est rien autre que ce souffle qu’on jette sur les bornes où tous les chiens s’arrêtent. »
Sur le conseil d’Alphonse Allais, Rodolphe Salis dépêche auprès du Sâr deux de ses plus spirituels ambassadeurs — Allais lui-même et Maurice Donnay — pour tenter d’apaiser la querelle.
Le 30 avril 1891, les deux émissaires lui adressent un rapport d’une ironie exemplaire :
« Mon cher Salis,
(…) Quant à la réparation par les armes, le Sâr ne consent pas davantage, pour les raisons qui suivent :
1° Quoique bon catholique, se trouvant en délicatesse avec la cour de Rome, il encourrait, en cas de duel, l’excommunication papale ;
2° À cause de certains pouvoirs occultes, il est sûr de vous tuer, ce qui constituerait un assassinat ;
3° Cet assassinat entraînerait pour lui l’impureté hermétique (…).
— Alphonse Allais & Maurice Donnay, Paris, 30 avril 1891. »
Bref, l’affaire n’eut pas de suites.
« À l’heure qu’il est, ni Donnay ni moi ne savons si le Sâr parlait sérieusement ou s’il s’est payé notre tête », écrira plus tard Allais.
Le 6 mai, les adversaires, d’un commun accord, décident d’oublier leurs injures réciproques.
Mais entre-temps, Péladan aura été copieusement raillé : le Mage d’Épinal, le Mage de Camelote, le Pélican blanc, le Sâr Pédalant...
Bloy, cependant, n’en resta pas là. Le 14 mai 1891, il écrit à Léon Deschamps, directeur de La Plume :
« Il n’y a, certes, aucun péril à couvrir le Péladan physique de crachats et de soufflets, mais nous sommes trop pauvres pour encourir un procès en diffamation. »
Les tensions ne s’arrêtent pas à ces plaisanteries.
Elles vont même prendre une tournure dramatique dans les semaines suivantes.
Les circonstances de la mort de Jules Barbey d'Aurevilly — survenue quelques mois plus tôt — valurent de violentes attaques dans le journal La France, sous la plume de Joséphin Péladan.
Pour ce dernier, Léon Bloy et Louise Read auraient laissé mourir Barbey d'Aurevilly sans l'assistance d'un prêtre.
Un procès retentissant fut alors intenté par Péladan à l’encontre de Léon Bloy et de Léon Deschamps, rédacteur en chef de la revue La Plume.
Louise Read, ancienne secrétaire et confidente du maître des Diaboliques, fut instituée légataire universelle dès avril 1891.
La quasi-totalité de la presse d’alors salua la condamnation du “Sâr”, en octobre 1891 : un verdict perçu comme la revanche morale d’un Bloy humilié, et la fin publique des outrances du mage.
Ainsi se conclut cette querelle où l’orgueil mystique du Sâr se heurta à l’esprit railleur de Montmartre.
Rencontre et respect mutuel
Bien avant les soirées du Chat Noir, Allais et Bloy s’étaient déjà croisés.
Leur première rencontre remonte à 1879, lors d’une réunion des « gens qui n’aiment pas l’eau », orchestrée par Émile Goudeau.
Deux mondes s’y croisent : le mystique et le rationaliste, la foi et la farce.
C’est pourtant au Chat Noir que leur amitié prend forme.
En 1884, dans L’Épée dans la boue, Bloy, fidèle à ses emportements, attaque Le Colonel Ramollot, œuvre de Charles Leroy, qui n’est autre que le beau-frère d’Alphonse Allais.
Ce choix est-il anodin ?
Charles Leroy, journaliste, caricaturiste et franc-maçon comme le père de Bloy, incarne pour l’écrivain ce rationalisme voltairien qu’il abhorre. À travers lui, c’est tout un monde qu’il attaque : celui de la libre-pensée triomphante, des esprits “modérés”, et du sarcasme bourgeois érigé en vertu. Là où Leroy s’amuse, Bloy prophétise. L’un croit au progrès, l’autre au Jugement.
Il me semble — mais cela reste évidemment mon regard sur la chose — que Bloy se venge ici, symboliquement, de son propre père : figure du rationalisme maçonnique qui, selon lui, avait “tué Dieu dans la maison”. En s’en prenant à Leroy, il règle, peut-être sans même le vouloir, une dette intime, un conflit de filiation spirituelle qu’il rejette de tout son être.
Allais, lui, observe la scène avec ce mélange de distance amusée et de tendresse qu’on lui connaît.
Entre eux, la tension devient un jeu d’équilibre entre sérieux et dérision.
Et pourtant — la sympathie demeure.
Petite anecdote, grande amitié
En avril 1891, Allais devait dîner chez les Bloy, mais une grippe l’en empêche.
Il adresse alors à son ami cette lettre :
« Mon cher Bloy,
Loin de pouvoir me rendre à ton aimable invitation, me voilà obligé de me recoucher.
Je suis totalement aboli par une grippe sinistre qui me guette depuis quelques jours…
Excuse-moi auprès de Madame Bloy et laisse-moi te serrer la main cordialement. »
Difficile d’imaginer Bloy, homme entier et ombrageux, convier à sa table quelqu’un dont il n’aurait pas eu l’estime…
Bloy cite Allais — et Allais lui rend la pareille
Après avoir quitté le Chat Noir, Léon Bloy cite explicitement son ami dans L’Exégèse des lieux communs (1898) :
« On voit apparaître un “long bougre de trente-cinq ans” (…) et signe une lettre du nom d’“Alphonse Allais, ex-pharmacien de première classe”. »
Sous la raillerie — car Allais n’a jamais terminé ses études de pharmacie — se devine une véritable estime : le citer, c’est lui accorder une place dans cet univers à la fois spirituel et singulièrement sien.
Tout au long des années, les deux hommes continuent de se faire signe à distance.
Dans une chronique publiée dans Le Sourire du 15 juillet 1905, sous le titre Ante porcos, Allais écrit :
« Je fus comblé d’aise à l’annonce que les quelques lignes publiées ici même sur mon vieux camarade Léon Bloy et son admirable livre ont eu quelque action sur la vente de cet ouvrage passionnant. »
Une reconnaissance mutuelle : deux hommes qui, derrière le rire et la fureur, se reconnaissent dans la même exigence de vérité.
L’article s’ouvre sur une photographie célèbre de Léon Bloy, posant face à l’objectif avec, griffonnée de sa main, cette phrase devenue manifeste :
« Je ne suis pas un contemporain & je n’ai jamais été chez moi. Alors… zut ! »
Et il se referme, qu’il le veuille ou non, sur son portrait réalisé par Jonathan Vandromme, artiste contemporain — preuve que, plus d’un siècle plus tard, son regard continue d’interpeller les nôtres.
Un grand merci à Jonathan Vandromme pour son aimable autorisation de diffusion de ce dessin.